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Mikhail Roginsky

Par-delà le mur, derrière la porte rouge…

Richard Leydier

Le monde de l’art russe semble avoir redécouvert sur le tard l’œuvre de Mikhail Roginsky, et ce à la faveur de deux expositions moscovites : du vivant du peintre à la Galerie Trétiakov en 2002 ; puis, après sa disparition, au Centre national d’art contemporain, à l’occasion de la première Biennale internationale d’art contemporain de Moscou en 2005. Ajoutons qu’en 2008, le Musée Pouchkine a publié une importante monographie consacrée à la série des « Return Paintings », ultimes tableaux de l’artiste qui, entre 1997 et 2002, s’employa à peindre de mémoire les foules moscovites.

Si ces trois événements primordiaux ont largement contribué a populariser l’œuvre de Roginsky auprès d’un public d’amateurs moscovites, et à envisager sa place dans l’histoire de l’art contemporain russe, l’exposition de la Ca’Foscari, axée sur l’intégralité de la période parisienne (1978-2002) – à l’exception de la notable Red Door de 1965 –, devrait dévoiler à une audience internationale la diversité des tableaux peints en France durant presque trois décennies : avant les foules et les bouquets de fleurs des dernières années, il y eut en effet les étagères et les natures mortes des années 1978-1980 ; les magnifiques intérieurs d’appartements et les vitrines de magasins de la période 1981-82 ; ou encore ces tableaux où des slogans écrits et quelques légumes épars entament un dialogue absurde (1986-1995).

Cette exposition vénitienne permettra sans aucun doute de mieux saisir la manière dont les diverses manières parisiennes dialoguent avec les œuvres peintes auparavant à Moscou. Plus encore, elle devrait aider à replacer l’œuvre de Roginsky dans un contexte international : quelques « sympathies » formelles et conceptuelles ont été jusqu’alors esquissées. Je me propose de dresser ici l’inventaire de connivences souvent inconscientes entre Roginsky et quelques-uns de ses contemporains, sans toutefois m’interdire d’explorer des contrées plus historiques et anciennes.

Conversations américaines

L’artiste a érigé en 1965 une énigmatique et inaugurale porte rouge (Red Door), et l’on s’interroge encore sur la nature de ce qui vient derrière. Sur quels espaces cette porte écarlate, aux dimensions somme toute modestes (160 x 70 x 10 cm), a t’elle ouvert ?

Des accointances avec l’art anglo-saxon, et en particulier le pop art, ont souvent été envisagées. L’art des USA, Roginsky en a eu partiellement connaissance au fil des années 1960, en visitant l’exposition d’artistes américains des années 1930-40 présentée au Parc Sokolniki en 1959, où il s’intéresse surtout aux peintures d’Edward Hopper et de Ben Shahn. Mais aussi à la lecture du magazine Amérique en 1965, dans les pages duquel il découvre le pop art, et en particulier le travail de Robert Indiana ; l’influence de ce dernier sourd sans doute dans les années 1980, lorsque Roginsky entreprend ses tableaux d’écritures : il retrouve certainement dans les lettrages de l’Américain cette « efficacité » formelle enviée aux affiches des chemins de fer russes, ou celles attirant l’attention sur les risques d’accidents domestiques (Ne pas laisser les enfants jouer avec les allumettes). Cette efficacité du graphisme, aux racines très anciennes et religieuses, guidera l’art de la composition de Roginsky durant toute sa vie – nous y reviendrons.

Lui-même s’est exprimé sur ses liens supposés avec le pop art : les Américains glorifiaient l’abondance de biens prodiguée par la société de consommation au début des années 1960 ; tandis qu’au même moment, les Russes, eux, n’avaient pas grand chose à consommer. Par ailleurs, les artistes US glissaient sur la « surface des objets », ils cantonnaient le regard à leur emballage de carton, à leur « peau ». Claes Oldenburg les réduisit ainsi à une enveloppe molle et dépenaillée afin de souligner le grand vide d’existences vouées à l’accumulation de vaines richesses. Il émane au contraire des objets peints par Roginsky au cours des années 1960 (objets qui ressurgissent vingt ans plus tard dans ses tableaux parisiens de 1992-1994) une sorte de lumière intérieure, quasi métaphysique. Ils sont bien plus que des objets. En effet, les réchauds et cuisinières à gaz évoquent à la fois le suicide et le désespoir de vivre sous l’étouffoir soviétique, mais ils symbolisent également la possibilité d’une résistance dans les cuisines de Moscou, peuplées de bouilloires, de théières, de bouteilles : « L’univers le plus accueillant, au sein duquel s’abolissaient les interdits de la censure et se reconstituait une sorte de fraternité humaine, c’était celui des cuisines de Moscou, où l’on changeait le monde en prenant le thé (1) », écrit Tatiana Wendelstein à propos de ce dernier refuge pour la chaleur humaine.

Dès lors, s’il fallait opérer un jumelage avec un artiste du pop art américain, alors ce devrait être Jim Dine. Aucun autre pop artist n’a doté les objets d’une telle dimension symbolique, voire sentimentale. À la Red Door de Roginsky pourrait répondre Window with an Axe de Dine (1962), cadre de fenêtre en bois planté d’une hache, et dont les carreaux ont été opacifiés de noir, comme la Fresh Widow de Marcel Duchamp. Les outils que l’Américain accroche à la surface de ses tableaux dénotent une forte dimension autobiographique – Dine a été élevé par son grand-père quincailler. Par ailleurs, les natures mortes (bouteilles, verres, etc.) qu’il peint au milieu des années 1970 ne sont pas si éloignées de celles réalisées par Roginsky à son arrivée à Paris en 1978. Ajoutons que Dine et Roginsky, après avoir mené de radicales expériences durant les années 1960, sont par la suite revenus à une forme de peinture figurative en apparence plus classique. C’est là une évolution qu’on observe à un niveau international. Au tournant des années 1960, plusieurs peintres, prenant leurs distances avec une idéologie de l’art abstrait trop coercitive, ou rompant avec une forme d’art dépersonnalisée héritée du ready-made duchampien, provoquent ainsi l’incompréhension de leurs contemporains. Parmi ces « traitres à la cause moderniste » figure l’Américain Philip Guston. Vers 1969, il surprit le petit monde de l’art new-yorkais en glissant brutalement d’une abstraction élégante à une peinture peuplée de pénitents encagoulés hantant des espaces aux murs roses, fantômes craintifs inspirés autant par les cérémonies du Ku Klux Klan que par la lecture d’Isaac Babel. Guston et Roginsky ne s’abreuvent pas au même fleuve – le premier revisite en partie la bande-dessinée qui a bercé son enfance, tandis que le second simplifie sa peinture en vue d’atteindre une efficacité formelle –, mais force est de constater qu’ils parviennent tous deux à des effets de stylisation très similaires. Cela est perceptible dans certains tableaux de l’artiste russe du début des années 1980, dans les personnages aux formes grotesques et stéréotypées (le banquier ou le fonctionnaire dans Retraité), dans les légumes rapidement esquissés (Tout ce qui touche de près ou de loin le problème de sécurité est la priorité absolue et doit être traité de toute urgence), ou encore dans les divers objets qui peuplent l’univers et l’atelier du peintre (le lit, les prises et ampoules électriques, les pinceaux et bouteilles, par exemple dans la Négligence avec laquelle on traite le problème de la mutation de la société est plus grave qu’on ne pense). Les vêtements peints sur carton au début des années 1990, puis les barres d’immeubles roses de l’ère khroutchevienne qui apparaissent, juste ébauchées, dans les « Return Paintings » de la période 1997-2002, dénotent encore de surprenantes accointances avec l’œuvre de Philip Guston.

Traditions européennes

D’autres connivences nous emmènent davantage du côté de l’Europe de l’Ouest. Quelques auteurs ont souligné à plusieurs reprises des similitudes avec le Nouveau réalisme, mouvement fondé à la fin des années 1950 par le critique d’art Pierre Restany, sans doute en raison, là encore, de la manière dont les artistes de cette mouvance envisagèrent l’objet – peut-être l’idée d’un rapprochement entre Roginsky et les Français tient-elle d’ailleurs à une communauté de motifs : théières accumulées et compressées chez Arman et César, allumettes géantes sculptées par Raymond Hains à partir de 1964, qui pourraient dialoguer avec les tableaux inspirés d’affiches aperçues près d’une caserne de pompier et qui marqueront durablement la vision du peintre moscovite. Toutefois, sur un plan théorique, l’art de Roginsky partage bien peu avec les préoccupations de Restany ou Yves Klein, et j’aurais plutôt tendance à rapprocher certaines de ses œuvres des années 1960 (la Red Door, le Mur avec prise électrique de 1965) des Assemblages et Psycho-objets que Jean-Pierre Raynaud, artiste affilié au Nouveau réalisme, élabore à peu près au même moment. Si Roginsky, évoquant sa Red Door, affirme avoir surtout été « intéressé par la vibration de la couleur rouge (2) », les œuvres écarlates de Raynaud induisent l’idée immanente d’une urgence et d’un interdit qu’on ne peut sans doute pas totalement évacuer des travaux du Russe, eut égard au contexte politique et social qui a vu leur création. Soulignons enfin que les carrelages peints par Roginsky en 1965-1966 (inspirés par la peinture de Piet Mondrian) précèdent de peu les carreaux blancs que Raynaud alignera ad nauseam à partir de 1973.

Nous pourrions encore citer quelques européens contemporains de l’artiste : les assemblées des « Return Paintings » ne sont pas sans évoquer quelques tableaux du Britannique Michael Andrews (notamment sa Colony Room de 1962), ou encore les sculptures de l’Allemand Stephan Balkenhol, dont les couples de danseurs valsent sur un rythme analogue à ceux peints à la fin des années 1990 par Roginsky. Toutefois, il convient sans doute de plonger davantage dans le passé de l’art européen. Si l’artiste désigne lui-même comme ses principaux maîtres Francisco Goya et Claude Monet (la pâle lueur du bleu d’aube d’Impression soleil levant et des Nymphéas irradie aussi les foules matinales de travailleurs dans les « Return Paintings »), nous devons encore remonter le temps, jusqu’à cette période qui, du 14e au 15e siècle, vit le Moyen-Âge céder peu à peu la place à la Renaissance. « La peinture de Roginsky a capté la note aiguë qui retentit dans les fresques des églises de la haute Renaissance. Si ses toiles n’ont pas de cadres, c’est sans doute parce que chaque toile est une partie d’un tout virtuel, partie d’un gigantesque cycle, d’un gigantesque jeu de patience… Je pense que Roginsky a restitué à la peinture la place qu’elle avait dans les églises, la place des fresques où l’histoire de l’homme est racontée dans la langue de la parabole. Oui, cet homme appartient à l’époque soviétique, mais son histoire a une consonance biblique (3) », écrit Anna Tchoudetskaia. Ce que Roginsky semble emprunter à l’art des fresques primitives italiennes, c’est l’efficacité de leurs structures de composition. Ici, le graphisme des affiches soviétiques et une fonction édifiante de l’art religieux font cause commune : qu’il s’agisse d’une population médiévale en grande partie analphabète ou des masses moscovites qu’on entend sensibiliser aux risques d’accidents domestiques, l’image se doit d’enseigner. Sans l’aide du texte, l’homme de la première Renaissance est en mesure d’identifier immédiatement et précisément un épisode des évangiles, et ce essentiellement en étudiant la manière dont les figures, reconnaissables à quelques attributs, interagissent dans des scènes stéréotypées. Si l’on observe par exemple les saynètes peintes par Giotto à Assise ou dans la chapelle de l’Arena à Padoue, on remarquera que chaque fragment diffère du suivant sur des questions de rythmiques, mais que dans l’ensemble, il s’agit d’un nombre à peu près constant de personnages évoluant dans un cadre restreint.

Roginsky était apparemment obsédé par les problèmes de composition. Évoquant ses carnets d’étude, Leonid Beliaev fait remarquer qu’ils ne contiennent « aucune ébauche, aucune esquisse, rien qui évoquerait une étude d’après nature. Le monde matériel est en Roginsky depuis longtemps. Tous ses efforts sont dirigés sur la sélection et la répartition des éléments (4) ». Galina Elchevskaïa, pour sa part, souligne combien, dans les « Return Paintings », « la réunion de travail et le repas de famille sont interchangeables ; ceux qui se pressent pour regarder des tableaux au mur et ceux qui font la queue à la cantine se confondent aisément, de même que ceux qui s’entassent dans la cour dans un absurde mouvement brownien. » De subtiles et presque imperceptibles variations de détails permettent en effet de distinguer le vernissage d’exposition du couloir de métro bondé, de l’assemblée de savants : quelques objets stylisés, mais surtout le positionnement des figures dans l’espace, lequel nous apprend bien plus que les paroles insignifiantes qu’on les imagine échanger.

Il y a bien dans la peinture de Roginsky quelque chose de cette « muette éloquence » qui caractérise la première Renaissance italienne, cette manière de communiquer à travers les regards et les mouvements des corps. Devant quelques tableaux tardifs de l’artiste russe, je songe particulièrement à Piero Della Francesca. Le conciliabule récurrent d’un trio d’ouvriers (Prête-moi jusqu’à demain, ou encore On dit que cette année, il y aura une augmentation) n’est pas sans rappeler l’étrange commerce auquel se livrent les trois personnages au premier plan de la Flagellation du Christ de Piero conservée au Musée d’Urbino.

Qui fut au final Mikhail Roginsky ? Le père du pop art russe ? Le précurseur du Sots art ? Le dernier représentant d’une forme personnelle de réalisme russe/soviétique ? L’artiste ne s’est reconnu dans aucune de ces catégories. Il appartient à cette sorte de francs-tireurs qui, soucieux de préserver une indépendance garante de leur singularité, « font » l’histoire de l’art. Pour continuer à peindre, Roginsky s’est extrait du milieu moscovite et contraint à l’exil à Paris en 1978, en raison de la dureté du climat politique et social, mais aussi de la médiocrité du niveau artistique à Moscou. Pour autant, il ne s’est jamais intégré au monde de l’art français. Il vécut ainsi, durant près de trente ans, entre deux mondes, à l’abri dans une dimension intermédiaire, peut-être une forme de purgatoire. Il est un tableau de la période 1981-1982 dans lequel je me plais à discerner une manière d’allégorie de cet état de suspension. Il représente une tranchée creusée en vue de réparer ou d’installer une canalisation. Au-dessus du gouffre boueux, on a jeté une maigre planche en guise de pont. J’aime penser que Roginsky se maintint, durant une grande partie de sa vie, dans cette position d’équilibre précaire, qui fut néanmoins génératrice d’inspiration et de liberté. J’extrapole ici quelque peu, mais pas forcément dans le sens de l’exagération. L’artiste reconnut sur le tard : « À un moment, je me suis soudainement aperçu que tout ce que je dessine, c’est moi, ce sont des autoportraits (5). » Comment ne pas voir dès lors, dans ces foules mutiques attendant on ne sait quoi, une métaphore de la solitude d’un artiste russe dans son atelier parisien ?

Richard Leydier est critique d’art et commissaire d’exposition. Il a travaillé durant quinze ans au sein du magazine artpress, dont il fut rédacteur-en-chef. En outre, il a organisé plusieurs expositions dont : Visions - Peinture en France (Grand Palais, 2006, dans le cadre de la première « Force de l’art ») ; Robert Combas, Greatests Hits (Musée d’art contemporain de Lyon, 2012) ; ou encore la Dernière vague - Surf, Skate et Custom cultures dans l’art contemporain (la Friche Belle de mai, Marseille, 2013, dans la cadre du programme « Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture »).

(1) Tatiana Wendelstein, « L’Homme secret de Michel Roginsky », in catalogue de l’exposition Michel Roginsky, Zone piétonnière, Galerie Trétiakov, Moscou, 2002, pp.41-46.

(2) Yevgeny Barabanov, « Mikhail Roginsky: Painting Against ‘Art’ », in Alla Rosenfeld, ed., Zimmerli Journal, Automne 2005, Part I, no. 3, pp. 8-34.

(3) Anna Tchoudetskaia, « Fragment de vie », in Mikhail Roginsky - Moscou, c’est avant tout…, Palace éditions /Musée Pouchkine, 2008, pp. 14-16.

(4) Leonid Beliaev, « L’épique du quotidien, ou voir Moscou sans prisme », in Mikhail Roginsky - Moscou, c’est avant tout…, op. cit., pp. 24-31.

(5) Cité par Yevgeny Barabanov, op. cit.